Synopsis
Quand Philip, un jeune New-Yorkais qui a décidé de vivre ouvertement son homosexualité, révèle enfin son secret à ses parents, il n’imagine pas toutes les conséquences de son aveu. Rose et Owen sont d’autant plus bouleversés que cet aveu survient au moment où ils doivent affronter une grave crise. Locataires menacés d’expulsion, ils vivent une remise en cause, tant morale que matérielle, de leur existence tout entière. Existence qui recèle des zones d’ombre : le père de Philip lutte lui-même depuis des années contre ses propres tendances homosexuelles. La déclaration intempestive du fils chamboulera cet équilibre précaire.
Leavitt, sismographe des cataclysmes ordinaires, se plaît à entrer en scène à ce moment critique. Il guette la cellule familiale sur le point d’imploser, il sonde la vérité fragile. Moralité : peut-on se comprendre, doit-on tout se dire ? La fable de l’enfant-grue esquisse une réponse.
Notre avis
Le langage perdu des grues (titre original: The Lost Language of Cranes) a été publié en 1986 et a été le premier roman gay que j’ai lu. Ça devait être au début des années 90 ; le livre m’a été chaleureusement recommandé par un de mes amis, que je ne remercierai jamais assez parce que ça a été une expérience révélatrice. Non seulement, le livre est solidement construit et stimulant, mais surtout çailm’a montré à l’époque, quelques mois après mon propre coming-out, que oui, les homosexuels pouvaient être thème central et figures principales d’un roman sans qu’ils soient dépeints comme des monstres, des meurtriers, des suicidaires ou des victimes de chantage sans défense, mais simplement comme des gens qui vivent, pensent, aiment, luttent, souffrent et essaient de se créer une place convenable dans le monde qui les entoure.
Le livre tourne autour de trois personnages principaux, les Benjamin : Rose, cinquante ans, éditrice ; Owen, son mari, qui travaille dans une école privée pour garçons ; et leur fils, Philip, vingt ans, correcteur de romans à l’eau de rose. En tant que quatrième « personnage » très important, j’ajouterais la ville de New York, qui se révèle être plus qu’un simple arrière-plan de l’intrigue ; la Grande Pomme semble vivre et pulser autour des personnages, les ancrer et en même temps, car changeant lentement, les bouleverser, les pousser vers l’avant et fragmenter en quelque sorte leur sentiment de former une cellule familiale. La plupart des interactions de ces trois personnages semblent ossifiées, ritualisées, presque vidées de sens et d’émotion, pour des raisons que l’on comprend peu à peu en suivant l’intrigue.
Rose et Owen vivent dans un appartement dont ils risquent (ou non) d’être expulsés, ce qui provoque beaucoup de stress et d’angoisse. Le fait de leur possible déménagement ne paraît pas extraordinaire en soi, mais pour eux, ça ressemble à la fin du monde (la fin de leur monde). Ils ont besoin de leur environnement familier, de leurs façons de faire habituelles afin de pouvoir supporter la réalité. Ils n’engagent presque jamais de discussions significatives, chacun perdu dans sa propre bulle. Lorsque Rose est à la maison, elle aime faire ses mots croisés ou corrige un manuscrit, à la recherche d’une mauvaise phrase, d’un synonyme, d’un cliché à remplacer ; parfois, elle regarde aussi la télévision. Owen lit surtout. Le dimanche, il laisse sa femme seule et erre dans les rues de Manhattan, se retrouvant inévitablement assis dans un cinéma de pornos gay, où il se livre à des actes furtifs avec des hommes afin de « purger son système ». Car oui, Owen est un gay aux désirs longtemps réprimés, mais il n’en a jamais parlé à personne et n’a même jamais pensé pouvoir l’assumer (le livre se déroule au début des années 80, après tout). Ce secret se dresse entre lui et sa femme, un sujet dont on ne doit jamais parler en ce qui concerne Rose, qui fait semblant de ne pas savoir (bien qu’inconsciemment, elle paraisse consciente de ce qui cloche dans leur couple). Elle a eu des affaires clandestines dans le passé, sans jamais se demander pourquoi elle, une femme tellement fidèle au rôle que la société prescrit à une femme mariée et mère de famille, ferait une telle chose.
Cette histoire de fond est racontée par petits bouts tout au long de ce roman, qui commence par la rencontre de Philip avec Eliot, un jeune homme égocentrique mais fascinant. Ils sortent ensemble, ils passent de plus en plus de temps ensemble, et inévitablement, Philippe tombe amoureux (il découvrira plus tard que ce sentiment n’est pas réciproque). Échaudé par ses sentiments, il décide de faire son coming-out auprès de ses parents, qu’il voit une fois par semaine. Cette révélation déclenche, avec la linéarité implacable d’une tragédie grecque, le drame familial qui constitue la trame principale du livre. Rose est dévastée parce que la nouvelle lui fait voir enfin les mensonges et les tromperies sur lesquels elle a construit sa vie et son couple. Elle et Owen sont obligés de se parler, de vraiment se parler, de découvrir les secrets qui empoisonnent leur mariage depuis le premier jour, et de chercher à comprendre qui ils sont vraiment et ce qu’ils attendent de la vie. Et Philip, après qu’Eliot a rompu avec lui, doit se réconcilier avec lui-même, avec ses aspirations et ses rêves.
J’ai toujours pensé que c’était un livre étrange, surtout à cause des interactions si compréhensibles mais si inefficaces de ses personnages principaux et à cause de sa teneur, de sa saveur presque sombres. Les personnages sont tous tellement impuissants, dérivant passivement à travers l’existence et savourant leur passivité. Pourtant, ce n’est pas un livre sombre ou pessimiste ; en le relisant, j’ai été une fois de plus frappé par la douceur et la tendresse que je ressentais envers chaque personnage, de mon désir de prendre la main de chacun et de les réconforter (Rose et Owen ne le permettraient pas, je pense). Personne dans ce livre n’est un super-héros, même pas un héros ordinaire. Ils ont tous des failles, des défauts, des faiblesses qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas surmonter. Ce qui est étonnant et incroyablement apaisant, c’est le ton de l’auteur. En fait, il reste absolument sans jugement, il ne prend pas parti, traitant chaque personnage (même Eliot) avec chaleur, bienveillance authentique et curiosité respectueuse. Son seul objectif est de raconter leurs histoires. Il le fait vraiment avec brio. Owen, Rose, Philip, même les personnages secondaires sont tous vivants (il y en a beaucoup, chacun avec une histoire intéressante à raconter aussi) ; je pouvais les voir dans mon esprit, je sentais leurs émotions, suivais leurs pensées, je pouvais presque les entendre respirer et haleter et rire et pleurer. Bien sûr, l’histoire de Rose est triste, mais celle d’Owen l’est aussi, tout comme celle de Philip. Personne n’a un rôle plus important à jouer, chacun doit enfin saisir sa propre vie pour trouver au moins un peu de bonheur et d’épanouissement. Du moins en ce qui concerne Philip, j’ai compris qu’il l’avait peut-être trouvé à la fin du livre.
C’est un roman vraiment merveilleux, à plusieurs niveaux, bien écrit et bien rythmé, avec un aperçu si authentique de ce que les gens ressentent et pensent. Il traite des liens familiaux (ou de leur absence douloureuse), de la culpabilité et de son poids néfaste, de l’amour et de la difficulté à le trouver, de la lourdeur de l’existence que certains d’entre nous éprouvent. Je suis content de l’avoir relu, et je vais certainement le relire plusieurs fois encore, toujours avec le même plaisir, je pense.
Infos
Titre : The Lost Language of Cranes
Auteur : David Leavitt
Éditeur : Bloomsbury Paperbacks
Date de parution : 30 juin 2014 (première édition 1986)
Genre(s) : Littérature, Coming-out
Pages : 320
Lu par : ParisDude
Lu en VO : Anglais (américain)
Paru en français sous le titre de : Le langage perdu des grues
Sensualité : 0 flamme sur 5
Note
5 étoiles sur 5
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